Anne Mesny, la mesure et les indicateurs
Anne Mesny est professeure titulaire au Service de l’enseignement du management. Elle est également directrice du Centre de cas HEC Montréal.
Expertises
Pédagogie en gestion, utilisation et valorisation des savoirs académiques, apprentissages du métier de gestionnaire, sociologie des organisations, éthique de la recherche en sciences sociales.
À quel besoin souhaitez-vous répondre avec vos recherches?
Anne Mesny : Je m’intéresse aux relations entre théorie et pratique et à l’utilisation des connaissances scientifiques. Ce qui est frappant quand on regarde la recherche sur l’utilisation des savoirs académiques, c’est qu’on part toujours du principe que les connaissances issues des sciences de la nature sont plus utiles que les celles des sciences sociales. Elles peuvent donner lieu à des résultats plus visibles, par exemple les brevets. Ce que je tente de faire avec mes recherches, c’est de montrer que les savoirs issus des sciences sociales, y compris le management, sont intensément utilisés mais que cette utilisation est moins visible.
Prenons une illustration simple : quelqu’un qui se marie ou qui divorce a probablement entendu parler des taux de mariage et de divorce dans les sociétés modernes ainsi que des explications variées, sociologiques, économiques, psychologiques, anthropologiques, etc., pour rendre compte de ces taux. Ces connaissances proviennent en partie de recherches en sciences sociales, mais la personne qui la mobilise pour mûrir sa réflexion au sujet de son propre mariage ou divorce n’en a pas forcément conscience. Il ne s’agit pas d’une utilisation visible ni instrumentale de la recherche.
Mon intérêt de recherche porte donc sur les manières dont sont utilisées les connaissances issues des sciences sociales, et aussi sur les manières de mieux les diffuser à l’extérieur du monde académique. Je suis aussi à la recherche d’indicateurs, de signaux ou de « marqueurs » pour repérer les utilisations de ces connaissances, alors même qu’une telle utilisation est très difficilement « mesurable ».
En ce sens, la création d’eValorix grâce à l’aide notamment de Nicolas Pinget, m’intéressait en tant que chercheure. En effet, eValorix repose sur l’idée qu’il est possible de transformer des connaissances en sciences sociales ou en gestion en artefacts visibles, comme des méthodes ou des outils de diagnostic qui leur donnent une plus grande visibilité. Au-delà de l’aspect « valorisation », c’est donc surtout l’aspect « visibilité » qui m’intéressait.
Quels sont les défis dans votre champ de recherche?
Anne Mesny : Le principal défi c’est la mesure et les indicateurs. Dans mes domaines (la sociologie et la gestion) il est très difficile de « mesurer » l’utilisation ou l’utilité de la connaissance. J’aime bien la métaphore de la traçabilité dans les aliments. On est maintenant capable de remonter du steak emballé à l’épicerie jusqu’à la vache chez l’éleveur. Comment est-on capable de tracer la connaissance issue des sciences sociales – comme par exemple un chercheur qui théorise sur l’échec scolaire – jusqu’au moment où cette théorie inspire une politique publique ou même lorsque des parents utilisent cette connaissance pour s’expliquer certains problèmes de leur enfant à leur école? J’aimerais être capable de tracer la connaissance dans tout ce circuit.
Plus la connaissance issue des sciences sociales est diffusée dans la sphère publique, plus elle fait partie du sens commun, plus on en oublie la source initiale. Le paradoxe fait que plus cette connaissance est utilisée, plus il devient difficile de la tracer ou de la mesurer à l’aide d’indicateurs.
Mesurer l’utilisation des connaissances entre chercheurs, c’est facile – bien qu’il y aurait long à dire sur les indicateurs dont on se sert pour le faire. Cela se corse lorsque l’on tente d’évaluer comment les connaissances sortent du milieu académique ou même parfois si elles en sortent.
Comment vous êtes-vous intéressée à ce sujet?
Anne Mesny : J’ai toujours été très étonnée d’entendre que les sciences sociales sont moins utiles que les sciences de la nature. Lorsque j’écoute des conversations dans le métro ou que je lis un article de journal, je vois des sciences sociales et des connaissances qui circulent! Quand telle théorie néolibérale est (re)passée dans le sens commun (après s’en être nourrie puis détachée!) ou qu’un jeune parle de coût de transactions en se demandant quel est le meilleur moyen de s’acheter sa première auto, c’est majeur! Les notions issues des sciences sociales sont extrêmement utilisées, mais c’est mal documenté et mal compris.
Cette utilisation tous azimut des connaissances issues des sciences sociales peut-être bonne ou mauvaise. Il n’y a rien de forcément positif ou émancipateur dans la mobilisation d’une connaissance. Il n’y a qu’à penser à certaines prophéties autoréalisatrices en économie… Je ne veux pas montrer la beauté de l’utilisation des connaissances issues des sciences sociales, mais plutôt montrer qu’on les utilise tout le temps et que ces utilisations sont porteuses de toutes sortes d’effets, positifs et négatifs… Ces connaissances sont des munitions continuelles dans la réflexion et le discours d’un parent, d’un chef d’État ou d’un chef d’entreprise.
Que diriez-vous à quelqu’un qui débute dans votre domaine?
Anne Mesny : J’ai peut-être donné, à tort, l’impression qu’il y a une nette séparation entre les sciences sociales et les sciences de la nature. Cette séparation est toute relative. Beaucoup de phénomènes concernant l’utilisation des connaissances – la transformation en « sens commun », les utilisations conceptuelles ou symboliques, etc. – concernent à la fois les sciences de la nature et les sciences du social.
Il y a un fond commun sur la manière dont les connaissances circulent dans les sociétés. Les technologies, l’internet et les réseaux sociaux, transforment en profondeur les façons de diffuser et d’utiliser ces connaissances. Il reste énormément à étudier là-dessus!
Propos recueillis par Félix Vaillancourt