Luc Bres et la responsabilité sociale des entreprises : devenir acteur d’une société marchandisée

Luc Bres et la responsabilité sociale des entreprises : devenir acteur d’une société marchandisée

Luc Bres a été étudiant (Ph.D) à HEC Montréal. Sa thèse de doctorat a été nominée pour la meilleure thèse de l’année en 2013. Après un postdoctorat à la Cass Business Shool à Londres, il est maintenant professeur adjoint au département de management à la faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval où il codirige le Laboratoire interdisciplinaire de la responsabilité sociale des entreprises (LIRSE). Luc est spécialisé sur les problématiques de responsabilité sociale des entreprises, le développement durable et les différents outils de management.

Expertises

Développement durable, responsabilité sociale, outils de gestion, régulation.

À quel besoin souhaitez-vous répondre avec votre recherche ?

Luc Brès : En résumé, je m’intéresse à la manière dont on peut se réapproprier les marchés et les entreprises pour leur donner à nouveau une vocation sociale et responsable. De nos jours, on entend souvent que l’on vit dans des sociétés extrêmement marchandisées. Il est vrai qu’aujourd’hui, le marché s’étend à tout : de l’éducation au corps, en passant par la culture, tous les domaines sont représentés ! Une fois ce constat réalisé, chacun est libre de choisir sa façon de réagir. Certains sont désespérés et diabolisent le marché, l’assimilant à une mécanique implacable, impossible à maitriser, et menaçante pour toute forme de culture alternative. D’autres choisissent au contraire de lutter à l’extérieur du marché à travers une activité militante et politique. Cette dynamique peut être très intéressante, mais une troisième voie possible est de chercher comment rentrer soi-même dans une logique économique. Grâce à cela, il est possible de transformer l’économie et les entreprises directement de l’intérieur, en tant qu’acteur économique. On peut noter par exemple le cas du chef d’entreprise qui va développer un modèle d’affaire responsable, tout comme celui du consommateur qui va acheter de manière raisonnée. Les investisseurs peuvent également agir de manière engagée en s’intéressant à tout ce que l’on appelle « l’investissement socialement responsable ». Mon rôle, c’est de m’intéresser à tout cela : à la manière dont on peut se réapproprier les marchés et les entreprises à travers nos actions comme acteurs économiques.

Quels sont les défis dans votre champ de recherche ?

Luc Bres : Il y a trois défis assez importants dans le domaine de la moralisation de l’entreprise et des acteurs économiques.

Le premier, c’est que lorsque l’on travaille sur la place publique ou en entreprise, on est souvent face à une vision polarisée des marchés. On est un peu entre le marteau et l’enclume. Notre vision du marché n’est pas naïve, on ne pense pas que le marché va résoudre tous les problèmes sociétaux, même s’il ne faut pas être caricatural, c’est parfois ce que l’on voit dans certains milieux d’affaires. On n’a pas non plus une vision diabolique du marché, ce comme on peut parfois le voir dans les milieux plus militants. Bien sûr, il y a plein d’ONG avec des visions très diverses : Greenpeace, par exemple, travaille avec les grandes entreprises, de même qu’il y a des entreprises et des dirigeants qui proposent des démarches très responsables et innovant socialement. Pour autant, on est toujours un peu en tension entre les différents points de vue. Ça, c’est notre premier défi dans la manière dont on aborde nos partenaires et dont on présente les résultats de recherche.

Il y a un deuxième défi qui est plutôt situé au niveau de la mise en œuvre. On utilise beaucoup la sociologie économique pour essayer de démystifier les marchés et l’entreprise. C’est une approche qui commence à être assez reconnue dans le monde universitaire. La question qui se pose souvent est « Comment faire pour tirer des enseignements concrets pour les acteurs économiques ? ». C’est répondre à cette interrogation que j’ai co créé et que je codirige avec des collègues le LIRSE (Laboratoire Interdisciplinaire sur la Responsabilité Sociale des Entreprises) qui est un laboratoire donc avec une vocation plus opérationnelle. On tente de développer des outils concrets, de réfléchir à des modèles d’affaires plus responsables, de produire un contenu spécialisé à destination des praticiens. Dans ce cadre-ci, on fait face à des enjeux de financement. Il n’est pas évident d’être capable de communiquer sur ce que l’on a à offrir, cela fait partie des enjeux de l’opérationnalisation. Je pense que dans le domaine, la recherche fondamentale est déjà bien avancée et reconnue. Pour la recherche opérationnelle, c’est plus compliqué.

La dernière chose, c’est qu’avec mes collaborateurs, nous sommes très conscients. On réfléchit énormément aux conséquences de nos travaux, et comme je le disais au début, l’entreprise et le marché ne sont pas vus de la même manière par tout le monde. On est parfois étonnés de comment les résultats de certaines recherches sont interprétés. Par exemple, il y a peu de temps, on a travaillé sur les consultants : certaines personnes vont croire que l’on fait l’apologie du marché et d’autres penseront l’inverse. Étant donné que l’on touche à un domaine assez chargé politiquement et animé par un débat permanent, il est vrai que nos résultats de recherche peuvent être parfois un peu détournés de ce que nous-mêmes percevons dans ses résultats. Cela rejoint l’enjeu de l’opérationnalisation : il y a un enjeu de bien présenter les résultats pour que ces derniers soient les plus fidèles possible par rapport à ce que l’on pense qu’ils mettent en valeur. Il est important que les néophytes comprennent le fond de notre recherche.

Comment vous êtes-vous intéressé à ce sujet ?

Luc Bres : J’ai fait mon mémoire de recherche sur la sociologie de Michel Freitag. C’est un sociologue québécois extrêmement critique sur l’époque actuelle, que lui et d’autres sociologues appellent la postmodernité. L’objet de mon mémoire était justement l’impossibilité ou l’extrême difficulté de réguler et de contrôler les organisations (souvent des entreprises et des multinationales). C’est un constat un peu pessimiste qui m’a poussé à me demander si tout était véridique. Je l’ai alors étudié dans ma thèse à travers la construction d’ISO 26000, qui est la norme internationale ISO sur la responsabilité sociale des entreprises. Pour moi, ce qui a été l’élément déclencheur, ce qui m’a fait aller vers ce type de recherche, c’est l’étude des régulations. J’ai compris lors de ma thèse que ce que l’on appelle « régulations » peut être différentes choses. Il y a tout d’abord la loi dure : par exemple, si vous conduisez trop vite, vous vous ferez prendre par la police et vous aurez une amende. C’est souvent le premier type de régulation qui vient à l’esprit. Contrairement à ce que l’on croit, cela peut aussi être des choses beaucoup plus subtiles. Cela va d’une norme d’application volontaire, comme c’est donc le cas d’ISO 26000, ou, comme cité précédemment, des modèles d’affaires responsables. Ainsi, une entreprise responsable qui a beaucoup de succès commercial peut inspirer d’autres acteurs et voir même tout un secteur de l’industrie. C’était un peu le cas de Uber ou de AirBnb qui ont transformé leurs secteurs d’industrie. Maintenant, leurs pratiques sont franchement critiquables sur le plan de la responsabilité, mais au départ, il y avait un projet intéressant dans l’idée de partager les biens plutôt que d’en produire ou en consommer d’autres.

Que diriez-vous à quelqu’un qui débute dans votre domaine?

Luc Bres : Il y a plusieurs choses que je dirais. Premièrement, je pense que quand on travaille sur la réappropriation des marchés ou sur la responsabilité des entreprises, il faut de l’intégrité. On est toujours face à cette tension, entre ce que peuvent réellement apporter les entreprises, leurs limites, leurs déviances… Par contre, je pense que ce qui est fascinant, c’est que si on cherche à transformer la société et à la rendre meilleure en agissant au sein de l’entreprise et des marchés, on est vraiment au centre du combat social actuel. C’est le lieu de la lutte sociale par excellence en ce moment, parce que l’on est dans une société très marchandisée. De par cela, le meilleur et le pire sont possibles, mais pour moi c’est un domaine stratégique.

Luc Bres chez eValorix

Texte par Camille Briquet.
Propos recueillis par Camille Briquet.